Le nerf de la grève

Le 3 décembre 2010

Inquiets de perdre des jours de paye en pleine crise, les Français ont abondé les caisses de solidarité ouvrière comme jamais pendant les grèves d'automne: un transfert révélateur d'un nouvel usage militant.

Le 23 octobre, le parvis de Beaubourg était un lieu de résistance : en deux heures, la « caisse de grève » qu’on fait tourner 50 militants du Front de Gauche (Parti communiste + Parti de Gauche) s’est remplie à hauteur de 6000 €. Pas encore tout à fait revenu de cette performance, Eric Coquerel, conseiller régional du PG en charge de l’opération, égraine les villes : Antony, Marseille, Paris XIV… Sur les marchés ou dans les centres villes, les adhérents ont ramené en moyenne 1000€ par deux heures de tournée.

Le succès a été indéniable, insiste l’élu. Nous avons lancé l’initiative sur la fin du mouvement, si bien que, à la fin, nous avons du nous dépêcher pour trouver des mouvements qui avaient besoin de nous!

L’idée n’est pas neuve: dans l’Angleterre minière des grèves de la fin du XIXè, chaque salarié versait aux « caisses de solidarité ouvrière » 9 livres sur un revenu de 300 livres de l’époque pour soutenir les confrères qui bloquaient tel ou tel puits pour demander de meilleures conditions de travail. Cette fois-ci, la revendication traversait tout le paysage du travail français dans la critique de la réforme des retraites. Contrairement à la grande grève de 1995, pas de « motrice » comme les cheminots pour emporter dans son sillage les autres fédérations syndicales et entreprises privées vers le blocage. Seul symbole de cette lutte : la mobilisation des raffineries et professionnels du pétrole, notamment du site de Grandpuits.

Des chèques de centaines d’euros pour les raffineries en grève

Or c’est justement vers elles que se sont portés ces premiers dons, parfois massifs, et toujours accompagnés de messages : « très en colère », Jean-Baptiste Reddé, professeur des écoles à Paris XIIIe, a apporté le 26 octobre sur le site seine-et-marnais sa cagnotte de 2000 € collectée auprès de ses collègues, des croissants et « son soutien confraternel » dans leur lutte contre la politique de Nicolas Sarkozy. De son côté, le responsable de la collecte au Parti de Gauche assure avoir reçu « régulièrement » des chèques de plusieurs centaines d’euros, signés dans la rue devant la caisse tendue au passant.

Charles Foulard, délégué national de la fédération des industries de la chimie CGT, dit avoir reçu tant de dons pour la seule raffinerie de Grandpuits que la décision a été prise de partager avec les autres sites de pétrochimie en grève et même hors pétrole ! De son côté, la CFDT annonçait un « forfait » de 18 euros par jour de grève justifié par une feuille de grève… Un “forfait” puisé dans les réserves constitués par une contribution de 8,6% sur les cotisations syndicales en 1974.

« La solidarité est une part importante de l’action, insiste Eric Corbeaux, responsable des fédérations professionnelles au PCF, ayant coordonné la collecte dans son parti. Pour le salarié qui est en grève, le temps est compté au travers les jours de paye qu’il perd. L’entreprise, elle, a beaucoup plus de marge, surtout si elle est soutenue par le gouvernement. »

Le « transfert » d’activisme

A côté des grands cortèges, les grèves effectives dans les entreprises ont manqué de souffle : crise oblige, les salariés du privé ne disposaient pas toujours de la souplesse financière nécessaire pour se mobiliser. Dans les manifs même, nombreux étaient ceux des défilés qui venaient en piochant dans leurs réserves de congés : « nous avons constaté que de nombreuses personnes présentes dans la rue avaient en fait pris des jours de RTT ou des jours de congés, pour ne pas entamer leur salaire », constatait un cadre CGT joint pendant les grèves.

D’un autre côté, l’opinion publique s’est rangée comme rarement du côté des grèves: plus de 70% de personnes favorables et dont le soutien transparaissait dans les caisses de solidarité.

Il y a eu une sorte de transfert entre ceux qui ne pouvaient pas faire grève et ceux qui se mobilisaient pour tous, conclut Eric Corbeaux. C’était particulièrement frappant avec les retraités : ils ne sont pas concernés par la hausse des cotisations, ne perdent rien en manifestant… mais ils ont donné quand même, opérant ainsi une forme de solidarité des non-actifs aux actifs qui se mettent en difficultés pour la cause.

Ancien militant CGT, le cadre du PC voit dans cette mobilisation financière une confiance accordée au mouvement : « dans le cadre associatif, les scandales qui ont entachés de nombreuses oeuvres rendent la collecte difficile car les gens ne savent pas où leur argent va, on ne veut plus confier son argent à n’importe qui, détaille-t-il. Là, les donateurs savaient que l’argent allait intégralement être reversé aux grévistes pour une cause qu’ils considéraient juste. C’est ce qui explique l’efficacité de ce mouvement. »

Parti trop tard, le soutien massif n’a néanmoins pas permis une reconduction efficace de la grève au delà du vote. Mais, en payant pour aider des salariés à bloquer le pays, les donateurs de ces journées de grève ont financé bien plus que des arrêts de travail : ils ont alimenté de nouvelles idées pour résister.

En 1904 déjà, les ouvriers de Bristol ont ouvert leurs jardins potagers pour que leurs collègues en grève puissent trouver de quoi manger, comme le rapporte Kropotkine dans son ouvrage sur l’entraide. Peut-être qu’une fois l’efficacité du partage éprouvée, les mouvements de résistance retrouveront ces autres solidarités perdues dans les divisions qui ont cours une fois les grèves terminées.

Images CC FlickR : kiki99, Let Ideas Compete

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