Pourquoi faire un journal? Parce que.

Le 20 septembre 2010

Raphaël Meltz annonçait dans un long manifeste les raisons de l'arrêt du magazine "Le Tigre". L'occasion pour Quentin Girard de revenir sur sa propre expérience et d'en expliciter les motivations.

L’un des deux fondateurs du Tigre, Raphaël Meltz a publié dans le dernier numéro de ce magazine un long manifeste, «Pourquoi faire un journal». Il revient sur son expérience et y explique, en substance, qu’il arrête pour une durée indéterminée…  Lancé en mars 2006, Le Tigre a connu déjà plusieurs versions. La dernière, bi-mensuelle, en était au treizième numéro.

La fin du Tigre?

Au grand désespoir de ses fondateurs, la revue avait connu un bref passage dans la lumière lors d’un article très médiatisé sur Marc L. Le premier vrai portrait Google où Le Tigre démontrait que l’on pouvait presque tout découvrir d’un anonyme, juste en cherchant sur les moteurs de recherche ou sur les réseaux sociaux. Depuis, cette question de l’identité numérique du citoyen est devenue un sujet de société, au point qu’un secrétariat d’État y consacre le plus gros de son activité. Mais, à l’époque, fin 2008, la réflexion autour de ce sujet n’en était encore qu’à ses balbutiements.

Le magazine, après quelques mois d’agitation, est retombé dans son anonymat relatif. De mensuel, il était passé à bi-mensuel au début de l’année. Douze très belles pages en couleurs, d’un point de vue de la maquette. Jusqu’à ces trois dernières pages en forme de au revoir.

Pourquoi s’intéresser au Tigre? Pourquoi parler de sa mort (temporaire)? Après tout, les journaux, c’est un peu comme les langues, chaque jour il en disparaît et chaque jour de nouvelles se créent (et à la fin on parlera tous anglais).

Mais Le Tigre, c’est différent. Il incarne, ou incarnait – je ne sais pas trop s’il faut parler au présent ou au passé – une sorte de journalisme radical. Sans aucune concession aux diktats du marché, que ce soit dans la maquette ou le choix du sujet. Un journalisme qui n’existe pas et qui n’a jamais existé, ou alors de manière toujours confidentielle. Raphaël Meltz, le dit lui-même, il aurait voulu choisir ses lecteurs.

Pourtant il n’agissait pas très différemment de ce que font les autres journaux intéressants, en tout cas au début, raconter leur vision du monde, être subjectif et assumer.  Sauf que, que ce soit dans le choix des sujets, la manière de les raconter ou l’esthétique autour, Le Tigre était plus à la marge que la moyenne.

Passons sur le ton parfois un peu geignard, Le Tigre n’a jamais marché mais je ne voulais pas qu’il marche, et condescendant, Le Tigre est trop bien pour vous lecteurs, cette longue tribune pose pour tous les journalistes en herbe qui écrivent, que ce soit sur papier ou sur le net, quelques questions fondamentales: que voulons-nous faire, que voulons-nous dire?

“Dans les écoles de journalisme, on nous apprend à rejeter nos rêves”

Toute l’année, notamment en école de journalisme, nous recevons des conseils sur ce qu’il faut dire ou ne pas dire, être subjectif ou ne pas l’être, être sur le web ou être sur le web, les dix conseils pour réussir ou le contraire, etc… Au point que la théorie en devient parfois un peu répétitive. Le Tigre, au moins, c’est du concret. C’est un exemple, parmi d’autres, par rapport auquel on peut se situer.

J’ai eu la chance de participer au lancement de deux revues: Megalopolis, un magazine de grands reportages sur l’Ile de France, et L’Imparfaite, une revue érotique. Malgré le grand écart entre ces deux thèmes, à chaque fois les questions de départ sont les mêmes:

Que voulons-nous dire, comment voulons-nous le raconter?
et, évidemment
Qu’est-ce que l’on raconte?

Cela devait être une question de forme évidemment. Pour les deux sujets, nous avons à chaque fois choisi le format papier, et nous tendons vers des maquettes de plus en plus belles, mais cela aurait pu être un site internet ou du vrai papier toilette imprimé diffusé au hasard dans les rues de Paris. Un torche-cul informatif errant.

Et cela devait être une question de fond, évidemment aussi. Lancer un journal, surtout quand on est jeune, quand on n’y connaît rien, relève d’une sacrée ambition: croire que l’on fera des articles plus intéressants que les articles que l’on nous aurait demandé d’écrire si l’on avait trouvé un travail «normal», «conventionnel».

C’est ce que Raphaël Meltz et ses partenaires ont essayé de faire dans Le Tigre: être le meilleur possible selon eux, quitte à ne pas plaire à tout le monde. C’est une posture intellectuelle. Je sais, la décennie n’est pas aux postures intellectuelles, elle est au pragmatisme. Dans les écoles de journalisme, on nous apprend à rejeter nos rêves. On nous martèle qu’on ne sera jamais Hemingway – je ne cite pas Albert Londres parce que je ne l’ai jamais lu, mais normalement c’est à lui qu’on fait référence – et que la plupart d’entre nous passeront des heures pourries derrière un desk à monter des EVN sans intérêts tandis que d’autres feront de même, mais avec des dépêches, je bâtonne, tu bâtonnes.

Et qu’il faudra être content, parce que c’est la crise, que c’est le chômage pour tous, etc… Les écoles de journalisme ont raison, leur rôle est de nous faire envisager l’étendue des possibles, de nous préparer au pire, quitte, parfois, peut-être, à nous le faire accepter un peu trop facilement. Ce n’est pas pour cela que nous sommes obligés de les écouter 24h sur 24.

Faire un journal, parce que…

Pourquoi faire un journal? Parce que. Parce que nous avons le droit de monter sur un tonneau comme les philosophes et de déclarer que nous éditions un journal et d’estimer qu’il y aura un lectorat. A nous ensuite d’en assumer les échecs (probables à moyen terme).

A cela, les journalistes plus anciens, répondent le plus souvent par deux points:

«Attendez, c’est normal, nous avons tous connu ça, commencer pigiste pour des publications improbables avant de trouver un emploi digne de ce nom»

Sauf que c’était souvent à une époque où on savait que les emplois intéressants existeraient encore dans dix ans, et que, d’une certaine manière, cela valait le coup d’attendre. Aujourd’hui, on ne sait pas s’ils existeront encore. Rien n’est moins sûr. En cela, et je pense que la grande majorité des jeunes journalistes se posent un jour la question, notamment en radio et presse écrite, est-ce que cela vaut le coup de prendre le risque d’attendre? Le poète Michaux, dans Poteau d’Angle, a une jolie maxime:

Attention! Accomplir la fonction de refus à l’étage voulu, sinon; ah sinon…

Peut-être aujourd’hui faut-il accomplir le refus plus tôt qu’avant, quitte à reprendre l’ascenseur plus tard.

Le deuxième argument critique que l’on retrouve couramment est plus pernicieux. Les jeunes journalistes seraient dans une logique de servitude volontaire. Ils auraient accepté de ne plus réfléchir, de ne plus proposer, et d’accepter un recul global du métier en terme de qualité éditoriale exigée et de salaires réclamés. Mais, pire, toujours selon ces critiques, ils en jouiraient presque, puisqu’en retour ils bénéficieraient d’une exposition publique importante, grâce au départ à Twitter ou Facebook, non liée à leur mérite. On retrouve cet argumentaire chez Raphael Meltz du Tigre, dans la partie la plus faible de son papier.

Je dois avouer que je ne comprends pas cet argument, surtout sa généralisation. Juger la qualité d’une nouvelle génération de journalistes sur les idioties qu’ils écrivent sur Twitter, qui n’est ni plus ni moins qu’un comptoir de café comme un autre, avec son immense lot d’inepties et un éclair de génie de temps en temps, me paraît absurde. Les journalistes ont toujours aimé parler fort au bord du zinc, voilà tout. Si l’on résumait ma production professionnelle à mes tweets, je trouverai ça un peu triste. Jugez-nous sur ce que nous écrivons.

Et lorsque l’on regarde le fond attentivement, qu’est-ce que l’on voit? Des magazines lancés par des jeunes, pleins d’idées, de maladresses et d’envies- je pense notamment à Usbek et Rica ou Snatch. On voit une jeune pigiste de 26 ans maintenant, Sophie Bouillon, qui a obtenu le prix Albert Londres. On voit tous ces jeunes sites ou blogs qui se font et se défont, mais qui bruissent d’idées.

Cet été, en lisant le dernier vrai numéro du Tigre, j’ai été jaloux. C’était la première fois de l’année. Jaloux de la manière dont c’était mis en page, jaloux des articles écrits. J’aurai voulu avoir les mêmes idées. En vrac, le reportage à cent euros de Brest à Brest-Litvosk, le feuilleton au Qatar, les portraits d’anonymes à Paris ou l’après-midi à PMU, souvent plus impressionnant dans la manière de l’écrire, plus que dans le choix du sujet. Mais, dans le même temps, cela me donnait envie d’écrire à nouveau, d’avoir des idées, de penser différemment, d’être un journaliste. J’ai cette impression sur quelques articles de temps en temps, assez souvent en Internet, pratiquement jamais sur l’ensemble d’une publication. Le Tigre ne le mérite pas, mais je citerai à nouveau Poteaux d’Angle, rendant hommage au tigre, la bête:

Qui ose comparer ses secondes à celle-là?
Qui en toute vie eut seulement dix secondes tigre?

Pourquoi faire un journal? Parce que j’ai envie d’être aussi fier un jour que les gens du Tigre tenant entre leurs mains leur numéro double d’été. Parce que, très immodestement, avant de faire faillite ou d’être lassé, j’espère que nous arriverons à donner envie aux gens de nous imiter.

Parce que et l’infinité possible des mots qui s’ensuivent.

Crédits photos CC FlickR par Mike Bailey-Gates

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